"Musiclochien" (nouvelle en prose)
HOMMAGE A BERNARD ORESTE
nouvelle en prose
Oh! Rest’… dann fénwar! Comme l’ombre d’un Jacko, le linge propre et usé qu’une main lui a donné, la chemise défalquée, mais sans cris ni comédie, il traverse sans dévirer la cité Michel Debré. Le pas calé par la petite musique, un fado dans sa tête, une mécanique bien rodée, Grand Bernard est concentré sur le temps.
Le six du mois c’est Rémi qui mène le bal, un vrai répit, un jour royal : rembourser la vie vécue à crédit, ça rend bienheureux ça compte un bon peu- pouvoir payer sa note, l’honneur est sauf- s’offrir par dessus le marché le petit peu qu’on veut.
Les autres jours sans ferraille c’est une question d’organisation, de bien-séance, de belles batailles, de plans sans comète qui laissent à la bohème ses bonnes adresses de cagnard sans biens ni laisse. Et sans calculer autre chose qu’un doux hasard, une chance qui s’appelle Providence, c’est l’école des symboles, l’expérience qui prend de l’avance sur le train du quotidien. On dit que c’est la crise du logement. Un concentré d’épreuves qui s’allonge à la sauce survie fleurant bon la liberté quoi qu’il advienne. Le système D fait levier, il est le moteur d’un chariot bohème faisant voir autrement la nature humaine. Avec pour combat quotidien sa propre dignité, un habit de lumière pour fuir à tout prix condescendance et charité apitoyée. C’est un voyage au-delà des limites murales et des injonctions sociales, qui use, fatigue, épuise et transforme, qui rétrécit la notion de chez-soi parfois jusqu’à la peau.
« Fo pa dire, fo faire ». De temps en temps Grand Bernard philosophe sur le sens de la vie. Il interroge un dalon de passage, et la mort muette, ce qu’elle en dit. Il dépanne d’une cigarette qu’il achète au détail, ou d’un franc s’il lui reste une pièce au fond de sa poche, mais il évite de faire la manche, même pour un café, c’est pas sa tasse de thé. Il refuse rarement ce qu’on lui donne, et quand il n’a rien, quand il a mal, il marche dessus. «mwin lé Noir mwin lé vilin» «Na’woir domin»
Après sa douche près du front de mer au terrain de foot, Bernard en savates-deux-doigts reprend sa route, goguenard et l’œil fixe, grand matin chez monsieur Félix, en premier client de la boutique. Il attrape Le Quotidien tout juste livré, ses nouvelles jamais rebelles et parfois offert, parfois compté, voici fumant, rassurant même un peu brûlé, le petit noir du boulanger. Paternaliste et bon enfant, transpirant déjà grosses gouttes, derrière son comptoir le nez fariné, veillant son mounoir l’homme en rajoute, et la note s’allonge comme son pain. Ah Quel pétrin! Voilà qu’il fabrique à tout crin des macatias aux pépites de chocolat : le goût de l’authentique s’en va!
Pour occuper la journée Grand Bernard va retendre sur son cerclage une peau de cabri avec des cordes qu’il amarre au bois de manguier-un percussionniste de l’île lui a remis son tama lundi -à moins qu’il ne creuse un djembé en sifflant un air à Madoré, un séga piqué, un maloya crasé, un mangé pour le cœur mais jamais ti fleur fanée. Ses enfants ce sont les tambours, il les couvre de laine pour ne pas qu’ils prennent l’humidité le froid, les veille nuit et jour et va trouver le sommeil avec l’ami Charrette : un dernier coup d’sec pour anesthésier son bec.
Presque toujours à la même heure au camion-bar de Jean-Noël, une amitié sans confidence dit l’essentiel et du silence, un regard de connivence qui s’interdit la pitié pour la pitance : Grand Bernard a le choix, midi ou soir avec le riz ce sera lentilles, haricots rouges ou gros pois. Parfois des sarcives, ça arrive, rougail saucisses, cari poulet, sauté-mines ou ti-jaque boucané, et le vendredi le plus souvent, ce sera rougail morue gros piment -de l’espadon c’est l’exception vraiment, si un pêcheur a fait ravitaillement. Piment la pâte, citrons confits, rougail bringelles ou tomates combava, pourvu que ça pouake! Avec une pelle ou à l’indienne, à emporter d’un signe à la voltiz pour faire marquer.
Quand il fait carême il devient végétarien. Il s’en va sans fard à la Rivière des Pluies dire sa prière à la Vierge Noire, c’est bien elle qui sauva Mario de l’esclavage. Sous les bougainvillers, un St Expédit, des chiffons rouges et quantité de bougies, des lys, des gerberas, des roses et des oeillets, des marbres blancs qui disent merci.
Il ne voudrait pas vivre ailleurs, il se dit libre c’est son honneur. La rue comme une case alibi, et son grand défi d’en finir tout seul avec les produits, surtout les chimiques qui ruinent chacun de ses jours hallucinés de manque ou d’excès, qui bloquent son regard allumé sans espoir, qui le figent immobile et perché. Artane plus pire que Sitarane, et cette pile plate c’est ponce Pilate en plastique qui le nique, avec son rhum frelaté, Bourbon profite sur les plus pauvres les plus abîmés, la bonne affaire ne date pas d’hier! Isautier, Savannah, Rivière du Mat: faudrait pas croire qu’on ne le sait pas, mais combien et ziskakan ils en rajouteront à la spéculation? «fou mais pas couillon!» il repart bancal et marron, pas en colère pour deux ronds, s’en fout la guerre et la révolution.
Avec le frisson du grand son, voilà qu’il rêve d’une scène dantesque dans le cirque de Mafate : quelle acoustique, quelle émotion- son âme à la musique, ultime dévotion ! Grand prince, il donne les clés d’un concert inégalé à Santana, tout juste arrivé dans l’île pour un méga soul sacrifice. «Come on Oreste!» : c’est Carlos qui l’invite en guest pour l’improvisation de sa vie… Mais l’humilité le ramène à son ordinaire. L’atelier de percussions, c’est son domicile, sa vie intime. Le dimanche tout est fermé, alors de son casier militaire il sort une bouteille d’huile, s’en verse avec un peu de sel sur le pain qu’il a serré. Peut-être une mangue verte et du piment que le Mauricien de la cabane à souvenirs exotiques lui a donné, ou des bananes figues qu’il vient de gagner sur la fin du marché forain. Un peu plus bas vers le front de mer, place Nelson Mandela, les odeurs habituelles, dominicales et pestilentielles de fiente de poule et de fruits pourris s’amenuisent légèrement dans l’assourdissant passage des karchers de la ville qui se vide et s’immobile à midi, longtemps après la messe en plein air, écrasée par une implacable chaleur.
Plein aux as d’un cœur conguero guinguette, il égrène des notes sur les congas quand soudain d’une légère transe surgit la magie d’un son délicat : quinto, tres et tumba font une salsa créole bien arrangée du col: “ le métissage c’est plus sage” comme dit l’adage et “il faut prendre lo tan pou fé bon zenfan”! Il en a le respect tellement que ça l’empêche presque de jouer tranquillement : peut-être qu’un ancêtre était de Cuba…?
Tous les jeudis soir à huit heures, dehors il fait noir, à l’intérieur grandes lumières et dernier coup de balai, on barricade, on se prépare, c’est un credo, un rituel à huis-clos. Anin Malbar est déjà là, Cafrine Karol fait son entrée, Philippe et Sylvio viennent d’arriver. Le groupe est prêt, mais qui saura lancer l’appel en fidèle d’Adama ? Le niveau monte, le passage de l’Africain djembé-Fola laisse des traces vivaces dans son sillage. « Répétition! » clame Grand Bernard d’un ton solennel en taquant le baro, vérouillant la porte en tôle. Après quelques ratés au démarrage, des rires et une voix qui s’impatiente, doums doums et djembés vrombissent de concert à la reconquête des origines dans l’atelier vibrant de polyrythmie.
Grand Bernard musiclochien n’est pas un vaurien, il tangue au blues d’Alain. « Alain Peters !» lance-t-il à l’outre-tombe, les yeux remplis d’un ciel faramineux, l’index sur la touche play du magnétophone à cassettes. “Hey, Paskale! Aou vé connait’ la culture réunionnaise? C’est quoi le maloya? Assise aou bien, rouv’ ton zoreil”. De son idole, icône inestimable, il fait maloya d’un mot tremplin, se régale piments zoizeau des verbes les plus beaux, et il s’en poike la gueule toucouleur, des proverbes, des légendes, des histoires, personnages bigarrés et hommages qui hantent et façonnent la culture créole prise dans la colle.
Et puis cette fille, cette cadence fêlée qui vient de France, son cauchemar, son amour manqué, sa malchance! A l’Hôtel des cent mille étoiles ça ne coûte rien, pas un plafond de Versailles n’égale les cieux- non la nuit rien de mieux que dormir sur le toit sans avoir froid, c’est si facile ma foi- Dieu copine avec les pauvres avec les gueux, ceux qui sont les plus généreux.
Roulis, tournis, plus d’appétit… C’était un grand batteur, et il vient d’aller, Bigoun est parti dans un soleil, pareil qu’Alain, aussi jeune aussi chagrin, la note bleue mangée comme du miel. Ô gueux génie tellement qu’il était embarrassant, avec des ailes à déployer des arcs- en- ciel et toute la misère du rest’à terre. Bougies maloya prière et de quoi passer la soirée, un rhum-zamal est versé par terre pour accompagner son âme, avec le respect pour les ancêtres.
Il y a aussi certains débuts de mois les grands soirs trafalgar au fond d’une boutique, des rhums arrangés à rouler dans le fossé mais c’est rare ; il y a parfois le petit bonheur d’un bol renversé au meilleur Chinois de la ville, il y a même eu un voyage en datura tisane pour apprenti chaman. Sans trébucher, la silhouette digne et dégingandée est familière à tout le quartier. Grand Bernard n’est pas clochard. Il est « musiclochien », c’est comme ça qu’il se nomme lui-même, remonte du fond du Chaudron vers le camion-bar de madame Bazard, et il s’offre une limonade Cot. Il trouve des ti noms gâtés aux gens qu’il aime et qu’il respecte. “3B! C’est son invention: Bernard Brancard Batteur!
Gaston c’est Gazelle. L’ami fidèle arrive avec l’œil bleu, tendre et malicieux. Ils vont s’asseoir sur leurs talons, riant déjà d’une expression lontan bien balancée, avec une histoire qui remonte à cyclone Hyacinthe, avant les émeutes. Voilà l’Ancien, il déboule des hauts. Il a refait ses plumes, la barbe bien rasée, et du fond de son bertel où fanent des brèdes maurelle, il tire avec des airs de mystère la qualité sec au pied. Les trois gaillards à l’ombre et en cagnard, descendent leur Dodo bien fraîche sous le pied de bois d’un flamboyant rescapé- ils ont coupé tous les arbres les cols blancs, les cons, pour poser des cages en béton. Roulant une paille bien gaillarde avec application, ils écoutent Gaston qui parle trésor à demi-mot. Ce sacré Bibique l’a bien planqué, il en connait un rayon et ça vaut son pesant d’or- silence et jubilation.
La pile plate serrée dans la poche pour le soir passer le fénoir en gavroche, s’endormir à moindre peine après le passage des chiens sauvages : toujours les mêmes à la lune pleine, dévalant les terrains vagues et traversant les cités, le plus vieux, le plus savant devant, ils glissent sans bruit vers l’océan comme des rêves sans attelage.
Sans médecin ni soutien, tout seul enfermé sans fumée, sans cachetons, sans éthanol, Grand Bernard est parti marron ; il s’est affranchi des chaînes qui l’empoisonnaient- c’est la promesse qu’il avait faite. Il est resté là, résolu et sobre, c’est comme ça qu’il est mort, on me l’a raconté. Sur son visage un grand sourire en dernier feu d’artifice était fixé. Quand son cœur a largué les amarres, il riait!
hommage à Bernard Oreste
et à Carole Laval : Cafrine Karol fonnker dans l’Odyssée Fantasmatique.