Un enfant du pays nommé Gaston
En 1944, peu après le débarquement des Alliés en Normandie, qu’est-il donc arrivé à Gaston Poirson, l’enfant rebelle du pays à la destinée si cruelle? Et pourquoi son histoire a mis soixante-dix ans pour ressurgir à Hagécourt, parmi les habitants de cette petite commune de la plaine des Vosges ?
Gaston Poirson (24/04/25 - 27/04/45)
Seconde guerre mondiale, peu après la Libération. On imagine le climat délétère, sur fond de dénonciations, soupçons, amours coupables, marché noir, collaborationnisme et retours de veste, vrais ou faux «héros», «déserteurs» vilipendés. On devine les sentiments de honte et de fierté, le chagrin des endeuillé·e·s, l’amertume et la jalousie sournoises, le syndrome du survivant, le soulagement d’en avoir fini avec la guerre et de revenir à sa vie ordinaire…
Un titi de campagne aux allures de Gavroche
«C’est quand même pas normal qu’il soit au monument aux morts, il n’a pas combattu». Voilà les commentaires d’époque qui fleurissaient dans la bouche de certain·e·s villageois·e·s, affleurant la minute de silence parmi les gerbes déposées au monument, au jour du Souvenir. Aujourd’hui encore, des objections subsistent: «Ah oui, celui qui s’est fait descendre quand il est parti jouer aux quilles!»
Gaston, c’est un gamin frondeur, un titi de campagne aux allures de Gavroche, né le 24 avril 1925 dans une famille de douze enfants. Il travaille dur pour aider à nourrir ses frères et sœurs. Il est manœuvre à la tonnellerie de Hymont, mais aussi à la maçonnerie Santini de Légéville et Bonfays. Ses parents fabriquent des pièces pour violons. Son père, Charles Poirson, a rencontré Jeanne au cours de son compagnonnage. Installés à Hagécourt, l’artisan luthier fabrique des caissons de violon, et sa femme se charge du vernissage, puis les pièces sont livrées à Mirecourt à la lutherie Laberthe. Après guerre, elles seront destinées à la maison Patenotte, fabricant de guitares à Mattaincourt. Henriette, la plus jeune sœur de Gaston, née en 1939, effectuera des livraisons avec son frère Marcel, à pied, en poussant une charrette.
Mais en 1943, c’est la France de Vichy, l’Occupation par l’Allemagne nazie. Et dans son petit village bien au nord de la ligne de démarcation, Gaston vient d’avoir dix-huit ans. Il est donc appelé. Il n’y a plus d’armée, le service militaire consiste à s’enrôler dans le STO, à moins d’être fusillé. Ce «service du travail obligatoire» réquisitionne et transfère de l’autre côté de la frontière des centaines de milliers de travailleurs français, bon gré mal gré, afin de participer à l’effort de guerre allemand.
Planqué à la source Claudel
Des soldats allemands logent dans une maison vide qu’ils ont forcé à l’entrée du village. Réputés fêtards, ils ne dérangent guère la population. Leurs armes qu’ils déposent en croisillon chaque soir devant la porte de grange font rêver les gosses qui s’inventent le courage d’aller leur chiper. Gaston ne veut pas entendre parler du STO. Au lieu de signer son enrôlement, il est porté disparu, avec un camarade dont l’identité n’a jamais pu être confirmée. Probablement le jeune Ardesi. Ils se planquent en rêvant du maquis. Comme d’autres, ils ont eu vent de la Résistance qui s’organise à Grandrupt. Avec la complicité de certains villageois, Gaston dort dans un abri semblable à une cave : sur un terrain privé derrière l’école de filles, une descente élargie permet d’accéder à la source Claudel. Située en plein cœur du village, la source alimente deux de ses quatre lavoirs. Et chaque jour, ses jeunes sœurs lui portent un repas qu’elles dissimulent dans un pot de chambre, pour ne pas éveiller les soupçons. Plus d’un an a passé ainsi, quand les Alliés débarquent en Normandie le 6 juin 1944. Gaston, toujours en planque, baisse sa garde. Il parle haut.
- les Allemands je les emm…
- cause moins fort.
L’ancien aiguilleur de train a fait la guerre de 14-18. Il a pris Gaston en amitié, lui conseille de se faire discret. A la fin de l’été, les Alliés ne sont pas encore là, mais l’allégresse inspirée par leur progression donne des ailes au jeune homme. “Quand les Américains vont arriver, j’irai avec eux et on ira casser la gueule aux boches.”
Une flaque de sang sur la route, c’est tout
En ce dimanche 28 août 1944, avec son compère, il part en vélo pour jouer aux quilles au village voisin. A leur retour de Valleroy aux Saules, ce sera l’embuscade, fatale. Une voiture inconnue s’est garée au croisement de la Gargasse, juste à l’entrée du village. Deux hommes en civil se sont planqués derrière le talus. L’ami de Gaston a pu déguerpir, il s’est réfugié longtemps au bois Banal, jusqu’à la Libération. Gaston est matraqué sur place. Une flaque de sang sur la route, c’est tout ce qu’ont trouvé les quelques habitants alertés par ses cris. Était-il mort ? On ne savait pas. Et huit ans passèrent sans nouvelles de Gaston. Sa veste et sa besace sont restées figées dans l’entrée de la maison. La guerre est finie, ses frères et sœurs demandent quand il reviendra. C’est en 1952 que ses ossements sont rapatriés dans un cercueil conduit par une voiture noire, en provenance d’Allemagne. En dix minutes de formalités administratives, tout fut plié. Le maire de l’époque prononça pour la maman ses condoléances : «Maintenant qu’il est dans une caisse, t’iras pas voir si c’est ses os ou un tas de cailloux».
D’Épinal au camp du Struthof, du camp de Mauthausen à celui d’Ebensee, un innommable calvaire
Le jeune homme fut emmené à La Vierge à Épinal, au Kommandantur, siège départemental de la police allemande, où des résistants du Maquis de Grandrupt vécurent comme lui les affres d’interrogatoires sadiques et zélés. Gaston devient un numéro : matricule 131738. Deux jours plus tard, il est conduit dans le camp de concentration nazi de NATZWEILER-STRUTHOF, dans l’Alsace alors annexée. Environ 65 000 personnes y périrent, dont 27 000 de confession juive, sur les 110 000 à 127 000 qui y furent déportées. Un mois plus tard, à l’approche des Alliés, le seul camp bâti sur le territoire français sera évacué par les nazis ; il sera aussi le premier camp de concentration découvert par les Américains, le 23 novembre 1944. Qu’est-il advenu de Gaston dans l’intervalle? Le 08/02/45, soit cinq mois après son arrivée au Struthof qui a été démantelé, les archives attestent que le matricule 131738 est déporté en Allemagne à trente km au nord de Berlin, dans le camp de concentration nazi SACHSENHAUSEN. La semaine suivante il est déporté en Autriche à MAUTHAUSEN, non loin du Danube. La gare, la forteresse, le réseau de camps annexes, furent “ l’un des terminaux de cette géographie de l’asservissement et de la mort”. (Daniel SIMON, Président de l’Amicale de Mauthausen, le troisième monument, novembre 2007)
Les camps forment l’un des plus grands grands complexes concentrationnaires nazis, qui furent parmi les derniers à être libérés par les Alliés. D’août 1938 à mai 1945, entre 190 000 et 197 000 détenus sont passés par le camp de concentration de Mauthausen ou l’un de ses camps annexes. 100 000 à 115 000 d’entre eux n’ont pas survécu. Mauthausen est l’un des camps les plus durs à l’intention des « ennemis politiques incorrigibles du Reich ». Gaston, matricule 131738, passe alors cinq semaines dans le camp central puis il est affecté au kommando de Wels, probablement dans le nouveau camp de travail de l’usine d’armement qui ne sera en fonction que trois semaines. Finalement il échoue en Avril au kommando d’Ebensee, un autre camp de travail forcé, la pire annexe de Mauthausen, à une centaine de kilomètres du camp central où se creusent des tunnels dans la montagne, avec raffinerie de pétrole et usine d’armement. Son commandant est un SS mentalement malade, qui ne fournit ses sentinelles en tabac que s’ils abattent leur quota quotidien de prisonniers. Aux derniers jours de la guerre, 350 hommes périssaient par jour.
Progressivement les camps de concentration en Allemagne sont libérés, notamment par l’armée Rouge, qui n’est pas encore arrivée jusqu’en Autriche. Le jeune homme vient tout juste d’avoir vingt ans. Il meurt après 8 mois de calvaire, le 27 avril 1945, soit neuf jours avant la libération d’Ebensee par l’armée américaine, dans l’un des tout derniers camps de concentration nazi qui fut libéré, trois jours avant la capitulation officielle de l’Allemagne.
La délation
Les soupçons d’après-guerre s’orientèrent sur un villageois qui écopa de sept ans de prison à Clairvaux pour intelligence avec l’ennemi, mais l’hypothèse d’une erreur judiciaire planait tandis que d’autres familles collaborationnistes arrangeaient leur col. Un autre jeune homme était mort en essayant de franchir la ligne de démarcation. Il s’appelait Ardesi, c’était le copain de Gaston. Il est passé sous les roues du train qui l’emportait vers la France libre, sans doute pour échapper à la Gestapo.
Gaston Poirson «mort martyr pour la France»
Si le nom de Gaston Poirson figure sur le monument aux morts en lettres d’or avec deux autres victimes de la deuxième guerre mondiale, il n’évoque rien de particulier aux villageois·e·s : d’aucuns ne savent pas s’il a une sépulture, et sur sa tombe, perdure une belle photo sans nom, ni date. Même les précédents maires, même sa famille ignoraient son martyr. Ce sont les archives et le patient travail de mémoire d’ancien·ne·s déporté·e·s et d’historien·ne·s qui attestent de l’itinéraire mortifère de Gaston, jusqu’à son dernier voyage à vingt ans, quand la seconde guerre mondiale prend fin.
Depuis 2014, le maire de Hagécourt réhabilite l’enfant du pays dans la mémoire collective. Au monument, de « mort pour la France », Gaston est devenu « mort martyr pour la France ». Le nouveau square qui a fleuri en 2020 à l’entrée du village est dédié à Gaston Poirson, soixante-quinze ans après sa déportation.
Mpg- 23/09/23.
article (modifié) paru dans l’Echo des Vosges le 11 nov 2020 et sur le blog de l’Union des Écrivains Vosgiens; lu en public lors de l’inauguration du square Gaston Poirson, ce 23 sept 2023
sources principales
le petit-fils de l’aiguilleur, maire de Hagécourt, Philippe Tissier.
La soeur cadette de Gaston, Henriette Thiery
Mémoire des Déportations
Mémorial de la Shoah
l’encyclopédie libre Wikipédia
Le Monument Immatériel de Mauthausen:
POIRSON Gaston né le 24/04/1925 à Mirecourt (88) - France
Matricule : 131738
AVANT LA DÉPORTATION
Lieu de résidence : Hagécourt (88) - France
Profession : Manœuvre
DÉPORTATION
Lieu de départ : EPINAL, le 28/08/1944
Déportation : NATZWEILER-STRUTHOF, le 30/08/1944
Déportation : SACHSENHAUSEN, le 08/02/1945
Déportation : MAUTHAUSEN, le 16/02/1945
Les déportés arrêtés après les débarquements
PARCOURS AU SEIN DU COMPLEXE CONCENTRATIONNAIRE : AFFECTATION AU CAMP CENTRAL ET KOMMANDOS EXTÉRIEURS
Affectation : WELS, le 25/03/1945
Affectation : EBENSEE, le INCONNUINCONNU/04/1945
DÉCÈS
EBENSEE, le 27/04/1945