13. Ôm Sélénites !
Avant d’entamer le chant sacré à haute fréquence vibratoire, Blanche de Belle Roche au regard de turquoise introduit d’une voix ténue ce qui va suivre pour les Sélénites. D’aucuns circonspects venaient de renoncer provisoirement à leur nectar de lune à l’éthanol.
Un peu subjugués par cette nouvelle fée des bois toute auréolée de mystère, ils rejoignent presque timidement les chaises installées pour eux en cercle au milieu du salon. Le Ôm Chanting est un acte purificateur pour la Terre et tout ce qu’elle porte et supporte à 7 mètres de circonférence. Tous les téléphones à mouchard s’éteignent. Le micro de Radio Gué Mozot est coupé – la première des radios associatives vosgiennes était d’abord une radio pirate – elle fête ses quarante ans. Ici rien d’obligatoire, sauf… à respecter le rite! Et qui ne voudra pas ou ne pourra pas entonner la syllabe sanskrite au son universel de la création du monde sera libre de s’en passer. Les bénéfices de la pratique de ce mantra se captent aussi par capillarité, à proximité du cercle chantant. Pour les participants il convient de s’engager à tenir la vocalise originelle durant 21 minutes, soit près de la moitié d’une pleine séance de Ôm Chanting Circle.
La tentation de l’expérience spirituelle est plus forte que l’appel du sacro-saint Apéro – rappelons que Bacchus est en procès de canonisation au Vatican pour son héroïque action salvatrice sur internet au long des confinements. Avant même de commencer, l’atmosphère se modifie déjà en d’impalpables petits riens. Deux sélénites s’abstiennent bravement aux cuisines: Octave de l’Envers au Bois Sanglant a mis ses lunettes de sécurité, relique de ses vieux cours de chimie scolaire, pour éplucher les oignons sans une larme. Il assiste consciencieusement Princesse Madzedena du Togo Libre aux Trois Provinces, qui lui délivre sa recette de mafé tout en regrettant silencieusement que ces moitiés de végétariens refusassent jusqu’au bouillon de poule Maggi dans sa sauce africaine. Une hérésie. Superbement vêtue, d’un chic époustouflant lui rappelant les soirées à l’ambassade avec son ex-deuxième-mari, elle vient de débarquer du haut du dixième étage de sa tour dans sa cité de banlieue, avec ses fidèles gardes du corps à l’uniforme vert bouteille, en forme de solides 75 de bière d’Alsace. Et un peu de piment prélevé sur ses dernières provisions chez la Chinoise – cinq kilos dans son congélo. Avec pour désir principal de venir en aide à sa “sister” Cunégonde, la jambe en l’air tout en plâtre depuis que la treizième lune des Sélénites, délaissée en plein mois d’août, lui fit un traître croche-pied sur l’escabeau lunaire où elle s’en allait converser avec son astre.
Les légumes mijotaient déjà dans la pâte d’arachide. Au salon, Blanche de Belle Roche, fée des bois de Bonneval, installait cérémonieusement la photo de Swami, bel Hindou au visage tendre et longiligne. Puis elle indique au cercle d’une voix douce le déroulement de la séance, qu’elle initie par une prière de dévotion au maître. Trafalgar aux cuisines.
– Un maître? tonitrue Madzenena, transpirant soudain d’une transe oratoire promettant pluie dithyrambique au fleuve Négritude, de la forêt de baobabs Kabye à la piste des fruits de Kloto, dans un surgissement Vaudou.
– Quel maître? Bondissant dans le cercle en jouant du couteau de cuisine avec de grands gestes en face de la photographie, voici qu’elle admoneste sans pitié Blanche de Belle Roche, occupée à régler les harmonies du lieu pour installer le chant guérisseur sacré.
– Qui peut se réclamer du maître? Je ne connais qu’un maître, c’est Dieu, et je ne vois personne sur la terre qui prendrait son nom! Profession de foi aussi sincère que sidérante, déroulant son chapelet de secours vers l’Eternel. Stupeur et passage d’anges. Blanche de Belle Roche, estourbie, revient posément à elle. Mouvements d’explication. Soutenue par le rond de Sélénites, elle avance le mot “respect”. L’Africaine fait marche arrière, décontenancée à son tour par tant de douceur dans le regard bleu. Aux cuisines, Octave de l’Envers au Bois sanglant et Madzedena palabrent à demi-mots dans leurs gamelles sur le feu. Retour de flamme: la princesse Madzedena du Togo Libre aux Trois Provinces revient avec un solennel mot d’excuse. D’autres mots d’un récit de vie écourté se bousculent alors pour dire ce qui lui a traversé l’esprit – ouvrant à peine le tome premier de son extraordinaire autobiographie…
Comme un tour de manège longuement attendu, dans le cercle de Sélénites avec Swami et avec Blanche de Belle Roche le Ôm prend son envol vocal sur la fréquence de la création de l’Univers. Déverrouillage progressif de tous les chakras, purgeant les êtres et le lieu de toutes énergies négatives, scories anciennes et actuelles, bien au-delà du salon dans un vortex où les effluves de piment heurtaient parfois la gorge des Sélénites en plein chant. Vingt et une minutes de Ôm. Modifications de la vibration. Ça décolle, ça redescend, ça s’ouvre. Ça tire. Élargissement du vortex. Rééquilibrage des énergies. Élévation du taux vibratoire dans le champ magnétique modifié. Paix, gratitude, équilibre des planètes, harmonie.
Lune équinoxiale d’automne. La deuxième saison des Sélénites s’ouvre sur son banquet atypique. Après la bénédiction du mafé par Cunégonde, le repas fut régal et partage absolu. Plus tard dans la nuit, une pierre philosophale trouvée sur un ancien lieu de pèlerinage, à l’endroit d’un calvaire déplacé quelques décennies plus tôt, se mit à parler par l’intermédiaire de Maître Dupont Verlémort, médium depuis sa dernière mort clinique. Il l’avait rapportée le jour-même lors d’une récolte d’humus pour l’atelier d’écriture créative, élément terre, inaugurant la saison d’automne. Elle avait des choses à dire. Des compléments d’informations cabalistiques surgirent par l’imparable prophétie de Madzedena. Nourri de poèmes, d’histoires et personnages hétéroclites, de musiques et de chants à la Lune, le salon des Sélénites était snobé comme il se devait par le seul critique littéraire autoproclamé du cru: Nanar Versus Vis du Gibet se riait de loin du “salon de l’agriculture” de la Cunégonde, très affairé qu’il était à organiser sa postérité sous les ors des palais du Gouvernement, Place de la Carrière, avec sa remise de prix régional destiné à rivaliser avec le Goncourt.
Hildegarde La Gaude et Amous