15. Saturne aux Sélénites
D’emblée, ça turbine en mode intello, on cherche du sens à l’insensé, définir l’intraduisible duende. Des ailes flamenco gonflent à bloc les vocalises de Dionysos de Profundis, saisi par le génie sudiste qui s’empare de la guitare empoussiérée du salon, décolle du fauteuil en puisant dans sa mémoire orale. On rebondit sur la place et le rôle de l’artiste dans la société, on s’évapore dans l’Éther en paranormales tirades, on revient sur Terre avec un poème écrit dans l’ascenseur par une patiente à son dentiste. Pif de la Roche du Soir et sa belle théâtreuse arrivent tout droit de la Vôge, à quelques encablures des sources de la Saône et du Madon. Tout droit pour l’archéologue averti: Pif a mis le cap sur la voie romaine, dite de Langres à Strasbourg, qui relie la contrée druidique au village de la Cunégonde – sauf que pour trouver Jeûnecourt-sur-Fumier, il faut vraiment finir par s’égarer, ou bien venir tout exprès au salon des Sélénites!
Georges Brassens a cent ans! Le phoenix émerge du cahier de chants de Pif de la Roche du Soir, qui vient de s’illustrer par un solide dossier technique dans une bande-dessinée sur la tragédie nucléaire à Fukushima. Ça sent bon la peau d’orange et le feu de bois, les veillées chantées dans les chaumières, la vie d’antan qui crépite, étonnante survivance d’après-bombe. Sur la petite Patenotte conçue tout près d’ici, chez son luthier à Mattaincourt, Saturne s’incarne dans la fort belle voix de son interprète, qui surprend son auditoire. Saturne! Un héritage de la Pléiade où les Ronsard et Du Bellay louaient la beauté fugace d’une jeune-fille pour l’inciter à consommer tout cru l’amour avant qu’il ne soit trop tard: Brassens, plus galand que ces chantres de la galanterie, s’amuse à parodier la tradition poétique de la Renaissance, pour célébrer finalement la réélle beauté de la femme mûre. Et l’astre-dieu du temps grec préside à l’avancée vers le solstice d’hiver. Saturne venait de côtoyer la demi-lune de novembre dans le ciel des Sélénites. Autre clin d’œil allégorique pour les Sélénites: à la fin de la chanson de Georges Brassens, c’est l’été de la St-Martin. Et dehors, c’est l’automne qui jette un pont suspendu entre chaude et froide saison.
Il n’était pas là, sauf par l’esprit et il inquiétait en pensée ses amis. Magma du Petzl au Casque avait mis en émoi quelques-uns de ses amis gauchistes de gauche, les antinuc et militants écologistes restés dubitatifs à quai. Le réparateur de corps – une profession de santé toujours pas reconnue par la sécurité sociale après deux ans de peurs virales, an deux de l’ère covidienne – avait lancé une marche jusqu’au ministère de la Santé avec des blouses blanches aussi défroquées que lui, mises à la rue pour avoir refusé la piqûre gouvernementale anticovid. Une marche épique de 350 kilomètres vers la Capitale, assortie d’un curieux bruit de bottes qui semblait ne pas gêner ces héroïques troubadours, partisans de la Liberté, désormais stigmatisés complotistes endoctrinés dans la secte des blanches blouses dont on supputait Magma d’endosser les plus hautes responsabilités. Les patriotes d’extrême-droite grossissaient les manifs anti-passe et s’infiltraient partout, très friands des théories du grand remplacement qui remplaçaient toute tradition philosophique de libre-pensée dans l’ère de la post-vérité. En ingénu border-line, Magma du Petzl au Casque n’en était pas à une ambivalence près depuis qu’il dansait en catimini pour son ami déchu le bon docteur Dubien, lui-même acoquiné avec Phili Leroi du Pipeau Souverainiste, déjà candidat aux prochaines présidentielles parmi 5 candidatures d’extrême-droite. Jusqu’où irait la radicalisation du sélénite réparateur de corps tellement sympathique, qui avait manifestement mis le doigt où il ne faut pas, au point de développer un énorme panari? Il boudait d’autant plus le salon de sa Cunégonde depuis qu’à son insu il avait été promu “docteur Magma du Petzl au Casque”, par la magie d’un sous-titre inventé sur la vidéo propagandiste d’une égérie antivax. Et surtout, jusqu’à quand le totalitarisme néo-libéral écraserait-il tout un peuple, et pas seulement les classes moyennes, sous son rouleau compresseur où se divisait inévitablement l’opposition avant d’être aplatie comme une crêpe?
Dionysos dégaine un harmonica de sa poche, Kiko Koori du Cosmos danse à plein régime la panse en l’air. C’est la musique qui va. Philmo sorti de lui-même depuis deux cent trente-cinq lunes, souffle un air interstellaire détonnant. Dehors, la terrasse est blanche de brouillard. Une phénoménale toux des cavernes s’étouffe à la lune enfumée par l’automne: un être vulnérable archi-vacciné dégage ses bronches empêtrées d’un emphysème aigu, par l’intercession d’herbages appropriés juste avant d’envoyer le pâté. “Le tissage au fil des émotions reste inaltéré” lance la nouvelle voix tandis qu’un mec est “parti sans son chien” dans une chanson à vivre… Au beaujolais nouveau qui coule à flot, un véritable délice de compote de pommes fraîches achève le banquet. Revenu d’une indispensable sieste digestive, Octave de l’Envers au Bois Sanglant souffle tout ce qu’il a de virtuosité dans son bout de bois hérité des Natifs d’Australie, intriguant et bluffant l’archéologue avant d’exposer en détail les origines de l’instrument de musique ancestral.
“Bambou craque, bang, shibang, i pouake!” : Zamal ressurgit de l’Odyssée Fantasmatique avec des mots qui mélangent les langues créoles, anglaises et françaises, d’où surgit un hommage à Kaya, le musicien mauricien de 38 ans tué en prison par ses geôliers en 1999… Un Colosse d’Argile déploie son tapuscrit d’Egypte comme des ailes toutes neuves pour sublimer “les années violées”, une ode à l’astre des Sélénites est déclamé par son auteur Dionysos, et par-delà toutes les brumes, son “chant transperce les cornes englacées de la Lune Novembre qui rit au bout du gel”…
Hildegarde la Gaude et Amous