17. La Chèvre d’or aux Sélénites
“Elle me regarde avec les yeux d’une biche qui va se faire rouler dessus par un camion”. Non, Aym ne dira pas de poèmes à des inconnus. Même pas en rêve, même pas pour la daronne d’Octave de l’Envers au Bois Sanglant. Celle-ci vient de s’incruster par téléphone dans leur joyeux trio, zèbres et licorne rose en pleine délibération pastafariste. A quelques heures de l’embarquement sélénite, Cunégonde insiste copieusement auprès des jeunes gens. Déclarée cas contact à une lune moins le quart, elle vient de faire basculer la dix-septième Sélénite en mode virtuel. Non, la génération Z ne viendra pas sauver la mise aux Sélénites sur leur serveur discord. Surtout pas un soir de vacances à Angers. Iels vont s’offrir une séance de maquillage après une razzia de peintures corporelles chez Séphora.
Les jumeaux surréels de la science-fiction télévisée venaient d’être emportés par le covid. De retour aux manettes de leur machine à pixels, les Sélénites embrayaient leur banquet avec un bol de soupe en faux solitaires. Ils découvraient, contre vents et marées covidés, la tête de leurs comparses rivés à leurs hublots: Dionysos de Profundis en squatt chez Philmo à Ramonchamp, Aurore du Champ du Roi à Königsfeld en Allemagne du Sud, Kiko Koori du Cosmos à Epinal, Zeitun Bloome à Thaon les Vosges, Cunégonde avec sa fausse bière et ses chips, dans sa chambre de vieille fille à Jeûnecourt-sur-Fumier. La fée Peabody dans ses chaussons de vair était retenue dans la Cité du Chat Botté par Nanar Versus Vis du Gibet, le redouté critique d’art lorrain. Mystère, ce soir on espère un invité surprise… En attendant, on se laisse prendre d’horreur extatique avec Michel Houellebecq. Celui-ci publie “Anéantir” - 7 ans jour pour jour après l’attentat meurtrier contre ses potes de Charlie Hebdo, qui sapa dans son entier le concept de liberté d’expression. “Rester vivant”. Alors fallait-il lire ce roman fleuve de sept cents pages que Johan Faerber annonçait comme la banalisation du pire? (“Houellebecq écrit comme si l’extrême droite était devenue un fonds commun.”) Cunégonde n’en savait rien. France Culture non plus. A défaut d’avoir empaillé le monstre littéraire dans son salon - car tel était son plus grand fantasme- l’amphytrion régalait l’auditoire incertain des magistraux conseils houellebecquiens qui introduisaient son opus en alexandrins, réédité en 2015: “Poésie”. Ils claquaient comme des baffes à réveiller les morts, pour tout poète véritable, saisi par le néant par le vide, entre hospitalisation psychiatrique et clochardisation. “Ne cherchez pas le bonheur, il n’existe pas”. La voix sidérale de Philmo ramène chaleureusement les Sélénites à débrider au grand galop leur cerveau droit menacé de paralysie. Il balance une phrase automatique et lance le jeu plus difficile qu’il n’y paraît d’énoncer sur le champ n’importe quoi sans entrave, et qui se tienne en un phrasé. Quelques rafales. Dilution dans les gaz. C’est du mordant pour dépasser l’atmosphère; de la confiture de Lune!
Le texte anonyme trouvé dans une vieille église de Baltimore en 1692, au Nord-Est des Etats-Unis, vient se ficher dans le salon textuel. Kiko Koori du Cosmos entend relever la jauge de bonne vie des passagers sélènes en faisant lecture de ces hauts préceptes pour se garantir un honorable passage sur Terre - ce qui demande pas mal d’efforts. Des sagesses qui après une succession d’une vingtaine de verbes lancés à l’impératif, bordés de vérités probes et désarmantes, s’achevaient par un “Tâchez d’être heureux”.
Sur l’éphéméride aux 365 pensées de sages d’Asie, en cette première lune de l’année 2022: “ la voix de l’ancêtre m’éclaire”, adage coréen. Remonter à l’origine de toute chose, de toute vie: après avoir donné naissance à “Marie des Sources”, l’ancienne élève de Francis Cuny eût envie de célébrer le beau bouleau dont elle avait fait son travail. D’où venait-il, comment il était tombé, quelle fut sa traversée sur le Rhin depuis la Bresse via la Forêt Noire, jusque dans l’atelier d’Aurore du Champ du Roi, qui récite ainsi son acrostiche: “Toute l’histoire d’un bouleau bressaud en devenir lent.” Entre temps on a survolé les vibrations énergétiques dégagées par les montagnes, du vieux massif granitique des Vosges vers le Jura puis les Alpes jusqu’aux Pyrénées: un voyage imaginaire sous-tendu par les forces telluriques avec Dionysos embarqué dans sa décoiffante intuition, pressentant un lien originel, une même ligne reliant les formations montagneuses. Et Zeitoun Bloome d’apporter sa connaissance en géobiologie, pour aller là où les énergies suivent des chemins spécifiques sur la terre, en détectant les coupures d’énergie tellurique. Philmo ramène une nouvelle invention conçue avec un poteau de parc pour terrasser le diable, c’est-à-dire la peur, toutes les peurs.
Enfin Cunégonde fait monter la sauce du suspens, car voici que s’annonce l’invité surprise. Dionysos de Profundis est paré pour ne rien rater de l’interview qui va truffer son émission sur Radio Gué Mozot: l’invité surprise… c’est Vincent Decombis! Lui-même! Passé le choc de l’émotion qui traverse les écrans, la vie du doyen des Sélénites, jeune-homme toujours vert aux 79 printemps célébrés inopinément, va se dérouler au fil d’une autobiographie radiophonique improvisée. Du désir de se faire curé à celui d’en découdre pour ne surtout pas se priver des plaisirs de la vie. A commencer par l’amour, magnifié par le mythe provençal de la Chèvre d’Or, surgissant d’un coup de ruade espiègle et libertaire pour envoyer paître toute bondieuserie dans son récit passionnant. “Jeune homme, persévérez” lui disait Jean Giono, qu’il interviewait en 1966. Quelques prix notamment le François Matenet en 1984, une BD éditée chez Gérard Louis : “Elections disproportionnelles à Craignos City”, avec Vincent Decombis alias Vinbois de Vinrâ, des “feux du ballon” remontés dans les hauts sur l’initiative d’André Sidre, d’abord à Chèvre Roche en 1986 à Vagney, puis au Saint Mont, pour aller jusqu’au Ballon. Et il en va ainsi depuis 1992: aussi haut que la Tradition dans les Hautes-Vosges! L’association “Recré, vivre et créer à la montagne” qu’il a fondé en 1992, les influences littéraires de ces chantres du terroir, Jean Proal, Henri Bosco, l’écrivain suisse Ramuz… ”Le peuple du théâtre”: en 1995 sa pièce est jouée au théâtre du Peuple dont elle relate justement l’histoire, et c’est aussi l’année de publication d’un livre de Frédéric Pottecher dont il se fait le prête-plume. Dans le sillage polythéiste de Jean Giono, le chant du monde et l’appel de la montagne, qui éjecta le jeune prof d’histoire de sa Provence natale à “l’énergie lyrique” et aux “nervosités méditerranéennes”, vers les langueurs mystiques du massif des Vosges. Et l’amour! Confidences spontanées sur le fil d’une interview inattendue à retrouver sur RMG… dans sa propre émission! Jonglant avec la parabole de la Chèvre d’Or, Vincent Decombis évoque la belle provençale rencontrée en 1969, perdue de vue et retrouvée quinze ans plus tard grâce aux “chemins de la connaissance” avec Claude Mettra sur France Culture en 1985, dont il est l’invité. Et le destin, qui ramène aujourd’hui ses pas d’éternel jouvenceau jusqu’à elle, la muse revenue charmer son hiver boréal. Chèvre d’Or, un peu comme le chant des sirènes: indomptable, imprenable beauté qui ne se laisse que ressentir et jamais posséder. Elle seule détient les clefs des innombrables trésors de Provence…
Dans leur vaisseau sélène, cinq heures durant les boomers hors-sols ont arpenté les veines du langage de la terre pour en savourer l’essentiel: se découvrir aux autres et à soi-même, entendre la rumeur des mondes, se dire et se dépasser avec l’urgence de réenchanter ce qui se perd. Dans la nuit du dehors, le clair de Lune répand sa superbe. Et sous les yeux de la Lune, des petits cercles, de plus en plus nombreux, se répandent sur la Terre… ce sont des collectifs anti-passe.
Hildegarde la Gaude et Amous.