18. Semis Liberté aux Sélénites
Sur le dos les quatre fers en l’air et à l’eau plate, Swami Véranda dut se rendre à l’évidence: il ne pourrait pas traverser la moitié de la France jusqu’à Jeûnecourt-sur-Fumier, au fin fond du plateau lorrain. Complètement covidé sous les volcans d’Auvergne, il espérait la prochaine Lune en bénissant l’immunité naturelle à l’œuvre dans son cuir de jeûneur militant septuagénaire. Huit sélénites envoyèrent leurs vœux mirifiques de rétablissement via les rayons de lune à l’invité- ainsi qu’à Partoche88 et son Jojo Girafon, tous deux covipositifs confinés chez eux à Mirecourt. Ceux-ci venaient à leur grande honte de recevoir leur passe vaccinal en bonne et dûe forme. Pleine Lune en Lion, les liens se resserrent avec la Liberté.
En bout de table, Philmo lance en langue de Babel la bénédiction du banquet. Le peintre symboliste projette une prochaine exposition avec traduction poétique de ses délires picturaux. A la première cuillère, l’amphytrion explique fièrement qu’iel a cueilli le cresson pour sa soupe le matin-même dans le ruisseau de la ruelle des loups; un ange passe. Mais personne ne se risque à s’enquérir du niveau de contamination des sources locales. Pesticides? Nitrates? Arsenic? Coliformes fécaux? Cunégonde a-t-elle songé à plonger l’herbe acidulée dans un bain de bicarbonate? Bah, la cuisson longue aura peut-être eu raison de toutes ces peurs sur la campagne: la soupe avait tellement réduit en trois heures apéritives que les premiers servis durent se délester d’une louche pour la partager entre toutes les écuelles. Liberté? Egalité!! Fraternité!!!
Les Sélénites accueillaient Pif de la Roche du Soir avec son récit épique et retentissant dont le titre empruntait celui d’un poème de Boris Vian: “les Casseurs”. Avec une barbe d’une semaine, poussé par le vent libertaire du convoi anti-passe vaccinal où il s’était embarqué, il arrivait encore tout fripé d’une conduite en escargot sur 400 km assortie d’un sommeil rare, le corps en accordéon dans sa petite voiture, quelque part entre Reims et Paris. Pauvres gens sans domicile, contraints de dormir chaque nuit dans leur véhicule… Voici qu’il conte le feu d’artifice lancé à l’arrivée du convoi depuis un jardin privé sur les Champs Elysées! Joli pied de nez aux 7000 agents de force de l’ordre casqués, armés, masqués, gazant les manifestants pacifistes du convoi de la Liberté.
Eva Dendelait tend l’oreille. Ravie d’entendre d’autres sons sur le passe vaccinal, elle introduit une conversation plurielle sur un terrain social miné par le gouvernement. Un luxe en ces temps d’affrontements idéologiques qui fracturaient gravement la société déjà très divisée!!! Elle est l’actuelle metteuse en scène de RECRÉ, une troupe d’allumés du massif- des comédiens aussi attachants qu’ingérables qui l’ont mise sens dessus dessous comme tous ses prédécesseurs. L’un des leurs était retenu par des dossiers kafkaïens de demande de subventions, opérées en toute dernière limite: aux prises avec d’ubuesques déboires informatiques, le fidèle Sélénite avait dû sacrifier sa lune de février pour quémander in extremis quelques milliers d’euros associatifs. Dionysos avait donc dépêché ses comparses montagnards avec une bonne bouteille de carburant rouge à l’éthanol, et son poème carillonnant l’éphémère, thème du prochain printemps des Poètes. Les Colosses d’Argile s’en emparent entre deux bouchées de patates rabougries en robe des champs, allongées d’une bonne chique. Soudain la voix de Maître Dupont Verlémort tonitrue le récit d’une sortie de corps à la verticale sur le chant ténu de Félicie Ossitodit Ducœur-de-Jésus, psalmodiant les escaliers de la Butte auprès des congas du salon. Son Secundino Primo Porto s’extasiait, nez au plafond, ventre repus en songeant à ses peintures de femmes nues qui attendaient leur dernier coup de pinceau. Pif attrappe la Patenotte du salon, une guitare classique toute simple à la sonorité ronde, fabriquée chez le luthier éponyme de Mattaincourt. Il chante “Les Casseurs”, et le poème de Boris Vian enlumine tout le banquet. Remarquable adaptation! C’est son cousin Jean-Benoît Blandin, auteur compositeur interprète, qui l’a mis en musique quand ils s’essayaient à la chanson dans la cité du Chat Botté, avec les “pourquoi pas nous” à la fin des seventies! En clôture de Sélénite, Eva Dendelait se lève et offre une lecture sensible collant presque la larme à l’œil de l’auditoire. L’enfance, la filiation, l’exil: c’est le début de “Littoral”, une pièce de Wajdi Mouawad, perçu par la critique comme un dramaturge majeur de la création contemporaine. En 2018 cette œuvre, qui introduit la tétralogie “le sang des promesses”, inaugurait la première saison de Simon Delétang, le nouveau directeur du Théâtre du Peuple. Sa mise en scène offrait une place conséquente aux amateurs, conviant aussi son propre père, pour renouer avec la tradition originelle, dûe à son fondateur Frédéric Pottecher, du célèbre théâtre de Bussang dont le fond de scène s’ouvre sur la forêt de sapins des Vosges.
Hildegarde La Gaude et Amus